Le prix ne résulte plus d'une confrontation de l’offre et de la demande sur un marché : il est devenu une candeur « socialement manipulée », une variable contrôlée par les firmes.
Dans ces conditions, on comprendra aisément que la responsabilité des salaires dans l'inflation n'est pas davantage établie que celle des profits. Ce qui est en cause, c'est bien davantage l'antagonisme entre dirigeants et salariés, entre profits et salaires.
L’opposition entre les deux logiques, les deux groupes sociaux, les deux intérêts est conciliée grâce à une poussée des prix, dont la clientèle fait les frais.
L’inflation est un mode de régulation
C’est-à-dire qu'elle est une façon de rétablir des équilibres compromis, de régler des conflits inéliminables. L’inflation n'est pas un phénomène économique au sens strict, mais la traduction économique d'un phénomène social : elle est la soupape de sécurité de la Cocotte-Minute sociale. Elle n'a pas une cause unique, mais elle est une résultante d'ensemble.
Tout système vivant a besoin d'une régulation, pour permettre une reproduction d'ensemble et une adaptation aux modifications éventuelles de l'environnement. Lorsque la régulation fait défaut, le système se reproduit mal, ne s'adapte plus : les déséquilibres internes l'emportent sur la stabilité, et le système s'effondre. Dans le collectivisme d'État (« socialisme » réellement existant), la régulation officielle était le plan.
Dans les faits, la régulation résultait d'une part des compromis passés entre la bureaucratie et la caste politiquement dominante, d'autre part des différents marchés plus ou moins clandestins qui permettaient d'atténuer les pénuries sectorielles issues d'une planification trop rigide. Économie parallèle (ou souterraine), système D ou marché noir étaient la face non visible de l'économie collectiviste d'État.
Dans le système capitaliste, longtemps le marché a permis une régulation efficace : la concurrence par les prix existait bel et bien, et l'entreprise qui ne parvenait pas à suivre le progrès technique d’ensemble se révélait incapable de couvrir ses frais avec le prix de vente que le marché lui imposait. Elle disparaissait donc, et le marché assurait une sorte de sélection des espèces qui favorisait le maintien du dynamisme caractéristique du capitalisme.
Dans le domaine de l'emploi, de la même manière, le marché du travail assurait un rôle essentiel : la marchandise « force de travail » avait un prix fluctuant en fonction de l'offre et de la demande (avec, cependant, un « butoir » à la baisse ; il fallait que le propriétaire de la force de travail puisse assurer l'entretien de celle-ci et, si possible, la renouveler, donc qu'il puisse gagner de quoi subvenir aux besoins essentiels de sa famille). Ainsi, tantôt le salaire s'accroissait (lorsque l'expansion économique provoquait une forte embauche, qui épuisait peu à peu les forces de travail disponibles), tantôt il baissait (en période de crise, lorsque se reconstituait « l’armée de réserve industrielle » des chômeurs). C'est ce marché du travail qu'avaient observé Engels et Marx : pour les prolétaires, le salaire ne s'élevait jamais beaucoup au-dessus du minimum vital, du coût de reproduction de la force de travail. La main-d'œuvre étant relativement peu coûteuse, la croissance économique était de type extensif : c'est-à-dire que l'augmentation de production s'effectuait essentiellement grâce à l'embauche de personnel supplémentaire, et relativement peu par gains de productivité.
Une mutation de la régulation concurrentielle par les prix
L'entre-deux-guerres connaît une mutation de cette forme de régulation. C’est que, de crise en crise, l'économie concurrentielle de petites et moyennes entreprises a cédé la place à une économie structurée en groupes industriels ou financiers : la « belle époque » est marquée par une concentration sans précédent des firmes capitalistes. Aux Etats-Unis, c'est l’ère des « magnats », « des barons-voleurs » : Rockefeller, roi du pétrole (fondateur de la Standard Oil, dont sont issus Esso, Caltex et Mobil), Carnegie, roi de l'acier (et fondateur de la United Steel)... et beaucoup d'autres. Parallèlement, la réorganisation du travail — l'organisation scientifique du travail mise au point par Frédérik Taylor — et la mise au point d'équipements adaptés à la parcellisation du travail entraînée par le taylorisme bouleversent, au début des années vingt, les techniques de production. La « méthode Ford fait son apparition : travail répétitif, à la chaîne, très intensif. La productivité du travail s'accroît très rapidement : d'extensive, la croissance économique devient intensive, c'est-à-dire repose sur une amélioration de l'outillage et sur une nouvelle organisation du travail plus que sur l'embauche de nouveaux travailleurs.
A production de masse, consommation de masse
Pour écouler cette production de masse, il faut une consommation de masse. Laquelle n'existe pas, parce que les salaires ne progressent pas au rythme des gains de productivité : la régulation concurrentielle du XIXe siècle est devenue un facteur de blocage, car le système économique s'est transformé. La crise des années trente marque ce blocage. Le monde capitaliste sortira de la crise en modifiant le type de régulation : non seulement l’État intervient activement dans l'économie, qu'il soutient par des commandes publiques et, éventuellement, à l'aide d'un déficit budgétaire ; mais encore les salaires (directs ou indirects, sous forme de prestations sociales) connaissent une hausse régulière, avec tout un ensemble de dispositifs pour les empêcher de baisser : salaire minimum, barèmes de conventions collectives, hausses à l'ancienneté, etc.
Désormais, en cas de déséquilibres (par exemple entre salaires et profits) ou de conflits (entre groupes sociaux), la seule solution, c'est la hausse des prix. L'inflation devient ainsi la façon de régler les conflits, de ramener l'équilibre : règlement tout provisoire, puisque au terme des ajustements l'un des partenaires s'aperçoit que la hausse des prix a rogné les revenus qu'il avait réussi à conquérir ou à préserver. Une nouvelle vague revendicative se déclenche alors, qui débouche sur de nouvelles hausses de prix qui ramènent un équilibre provisoire, jusqu'à ce que d’autres groupes sociaux s'efforcent de rétablir la situation, etc.
Dans cette perspective, la désinflation des années quatre-vingt résulte moins d'une politique monétaire draconienne ou d’une politique salariale stricte que d'une réduction de l'intensité des conflits sociaux, sous le poids d'un chômage croissant, qui a réduit l'influence syndicale et l'importance des grandes forteresses ouvrières » (l'automobile, la sidérurgie, la métallurgie). D’une certaine manière, le patronat a gagné parce que la « classe ouvrière » (en fait, l'ensemble des salariés), sonnée par la crise, a jeté l'éponge. Un peu partout, les conventions collectives ou accords d'entreprises ont cessé de prévoir l'indexation des salaires sur les prix, et les nouveaux embauchés sont payés à des salaires plutôt en baisse. La réduction des conflits sociaux n'attise plus (autant) l'inflation, mais cela se traduit aussi par une croissance spectaculaire des inégalités : les profits explosent, tandis que les salaires stagnent, les mieux placés améliorent leur situation, tandis que les autres voient leur situation se détériorer, etc.
L'inflation fournit un complément
On peut présenter les choses d’une autre manière : la croissance économique engendre des coûts sociaux : par exemple, nécessité de construire des logements dans les zones d'expansion, de construire des infrastructures, de compenser par des salaires plus élevés les dégâts du progrès » (primes de transport, d'insalubrité...), croissance des dépenses sociales (maladie, absentéisme, chômage dû à la mobilité des emplois...).
Elle implique également des investissements coûteux tant collectifs que privés. Les coûts de la croissance sont donc élevés : investissements plus coûts sociaux. Or il n'est pas certain que les gains de la croissance (les revenus engendrés par la production plus importante) l'emportent sur les coûts. Le gâteau s'accroît, mais pas autant qu'il serait nécessaire : l'inflation fournit le complément. Un complément bien sûr illusoire, mais qui permet aux acteurs sociaux de recevoir ce qu'ils jugent nécessaire pour accepter de continuer à jouer leur rôle : l'inflation gonfle les profits insuffisants et permet à l'entreprise de rentabiliser ses investissements ; elle gonfle la masse salariale et permet aux travailleurs d'obtenir les augmentations qui compensent les dégâts du progrès ; elle gonfle enfin les impôts et cotisations sociales : ainsi seront couvertes les dépenses collectives engendrées par la croissance.
L'inflation, un indicateur de crise
L'inflation est donc le prix à payer lorsqu'une société ne parvient pas à régler les conflits qui la déchirent.
Elle est l'indice d'une société qui éprouve des difficultés croissantes à se reproduire, à reconduire les ingrédients du « consensus social ». Comme le chômage (et en même temps que ce dernier, à l'inverse de ce que Phillips a déduit de son étude statistique), l'inflation est un indicateur de crise. Voilà aussi pourquoi, d'un pays à l'autre, le taux d'inflation diffère : l'intensité des conflits la capacité à « exporter » la crise diffèrent en effet d'un pays à l'autre. Certaines économies dominantes ont pu, au prix d'une spécialisation très poussée, accroître leurs ventes à l'étranger : les débouchés extérieurs leur permettent de pratiquer une austérité salariale sans pour autant réduire trop fortement la demande. C’est ainsi que l'Allemagne ou, à un moindre degré, le Japonont pu mettre en place des politiques économiques anti-inflationnistes relativement efficaces : blocage des salaires et des charges sociales, amélioration des profits.
La stagnation, voire la baisse, des débouchés intérieurs a été compensée par une forte croissance des ventes à l'étranger. Mais ce type de régulation n'est évidemment pas extensible à l'ensemble des pays capitalistes : à l'échelle mondiale, il n'est pas pensable que tout le monde exporte plus sans que personne n'importe davantage !